Article – Les centres hospitaliers ont-ils une réputation? Et quelques réflexions sur l’art juridique de la défendre
Brigitte de Lard-Huchet, directrice du centre de droit JuriSanté du CNEH
Article paru dans la revue Gestions hospitalières n° 641 – décembre 2024, pp. 662-664
La question vous fait sourire ? La réponse vous paraît évidente ? Admettons. Pour autant, considérez-vous comme une évidence les moyens de défendre cette réputation ? L’image d’un établissement public de santé ne se résume heureusement pas à la somme des avis déposés sur Google. Elle ne se limite pas non plus à son classement dans le palmarès du Point, dont la méthode d’élaboration a par ailleurs été judiciairement contestée [1]. Il est intéressant de voir que les pouvoirs publics eux-mêmes cherchent, au niveau national, à proposer des outils permettant aux usagers de se faire leur propre opinion à partir d’éléments objectifs tenant à la qualité et à la sécurité des soins dispensés. En témoigne le dispositif Qualiscope, service d’information grand public mesuré par la Haute Autorité de santé (HAS) dans tous les hôpitaux et cliniques de France [2]. Et parmi les moyens de travailler sur la notoriété de l’établissement, il y a des stratégies de défense qui permettent de lutter contre une image écornée ou dégradée. En droit, quelle forme prend cette démarche ? À quels enjeux doit-elle répondre ?
La défense d’une réputation hospitalière dans un contexte juridique particulier
Combat-on à armes égales ? Pas tout à fait. La défense de la réputation d’un établissement public de santé se joue en effet dans un environnement juridique pas comme les autres, et ce à deux titres.
Les centres hospitaliers, personnes morales de droit public, peuvent-ils avoir une réputation ?
La doctrine s’interroge encore sur le bénéfice d’un droit à protéger la réputation des personnes morales en général. Peut-on en effet reconnaître au profit de personnes non humaines, des droits qui ont par nature été conçus pour les personnes humaines, tels que le droit à l’image, à l’honneur, à la réputation, voire à la dignité ? Certains dénoncent ce qu’ils appellent une dérive anthropomorphique [3].
La pratique juridique continue de débattre du sujet. Pour autant, certains auteurs nuancent la controverse. Ils considèrent que les personnes morales de droit public sont « porteuses d’une vocation à l’intérêt général qui les singularise dans ce débat et qui est de nature à repousser les arguments liés à la vocation des personnes morales de droit privé à la satisfaction d’intérêts jugés moins nobles [4] ».
On pourrait en déduire que les établissements publics de santé, au nom du service public hospitalier dont ils sont les composantes, sont légitimes à défendre les atteintes à la réputation de celui-ci. Ce critère fonctionnel de la reconnaissance d’un tel droit pour les hôpitaux publics pourrait ainsi guider une stratégie de défense en cas de contentieux.
Les illustrations de ce droit à la défense de la réputation sont variées.
Par exemple, le « risque pour la réputation » d’un établissement hospitalier pourrait, au même titre que le risque pour la salubrité ou la sécurité des bâtiments, justifier l’expulsion en urgence par une administration hospitalière d’une association qui y était hébergée depuis 15 ans [5]. De même, le juge a reconnu qu’une faute technique commise par un infirmier, ayant entraîné de graves séquelles pour le patient, justifie une révocation, en prenant notamment en compte « l’atteinte à la réputation du centre hospitalier de C… [6] » générée par ce comportement fautif.
Il est intéressant de voir que l’atteinte ou le risque d’atteinte à la réputation peuvent donc fonder des décisions administratives dans tous les domaines, par exemple en matière de relations contractuelles ou de responsabilité médicale. Prudence toutefois : l’établissement ne devrait recourir à cette motivation que s’il est en mesure de l’étayer et de l’objectiver, à défaut de quoi elle pourrait avoir un effet boomerang.
Les centres hospitaliers peuvent-ils défendre leur réputation sans faire de publicité ?
Les hôpitaux publics sont des producteurs de soins. À ce titre, les dispositions déontologiques concernant l’interdiction de publicité faite aux médecins sont opposables aux établissements publics de santé dans lesquels ces praticiens exercent. La médecine ne doit en effet pas être pratiquée comme un commerce (art. R.4127-19 du Code de la santé publique – CSP). La médecine a beau ne pas être un commerce, l’hôpital qui la pratique a besoin de défendre sa réputation dans un environnement concurrentiel.
Les textes ont été revus ces dernières années dans le sens d’une plus grande souplesse, mais la communication médicale et hospitalière n’en demeure pas moins encadrée :
- interdiction d’utiliser le nom d’un médecin à des fins commerciales (art. R.4127-20 CSP) ;
- limitation d’une information de nature à contribuer au libre choix du praticien par le patient, relative notamment aux compétences et pratiques professionnelles, parcours professionnel et conditions d’exercice des praticiens ;
- interdiction de recourir à des témoignages de tiers, ou des comparaisons avec d’autres médecins ou établissements (art. R.4127-19-1 CSP)…
Ce qui conduit souvent les hôpitaux à rester dans une approche essentiellement défensive. La promotion de leur image est possible, elle se développe, mais elle doit s’accommoder de ces contraintes déontologiques fortes qui pèsent sur leurs professionnels.
Atteintes à la réputation : l’hôpital sur tous les fronts ?
Quelles armes de protection mais surtout de défense de la réputation les hôpitaux peuvent-ils déployer ? Cela dépend notamment de l’origine de l’attaque, et les atteintes se concentrent essentiellement à deux niveaux.
Les atteintes de l’intérieur : les professionnels
Il s’agit tout d’abord des atteintes qui sont le fait des maillons mêmes du service public hospitalier : les agents qui y exercent. La jurisprudence est régulièrement alimentée par des contentieux portant sur le non-respect par les agents publics du devoir de réserve qui s’impose à eux.
Rappelons que ce devoir de réserve n’est pas inscrit dans les textes. Il est de construction jurisprudentielle et se définit comme « le devoir de retenue dans l’expression écrite et orale de ses options personnelles », pendant et en dehors du temps de travail [7].
Les tribunaux jugent ainsi constitutif d’un manquement au devoir de réserve d’une standardiste hospitalière, entre autres comportements fautifs :
- le fait d’avoir critiqué ouvertement, devant une candidate à un poste au sein du service du standard et devant sa supérieure hiérarchique qui ne l’avait pas invitée à intervenir, le service au sein duquel elle exerçait depuis de très nombreuses années ;
- le fait d’avoir décrédibilisé auprès de patients le service des consultations en chirurgie.
La cour d’appel a jugé que ces comportements ont été de nature à « porter atteinte au bon fonctionnement du service du standard […], mais aussi de l’ensemble de l’établissement ainsi qu’à l’image de celui-ci [8]».
Il est possible d’aller encore plus loin, en recourant à la qualification de l’injure publique. Les établissements publics de santé recourent ainsi à la voie pénale lorsqu’ils estiment qu’un traitement disciplinaire ou déontologique ne saurait suffire à caractériser la gravité des faits, et souhaitent donner une résonance plus forte aux poursuites engagées. La Cour de cassation a jugé un praticien hospitalier qui avait publié sur son blog un article relatif à la mise en œuvre de l’obligation vaccinale dans son établissement. Le juge décide que « si l’obligation vaccinale constitue un débat d’intérêt général et […] est le sujet de l’article en cause, M. [T], qui se livre dans la première partie de ses propos à une critique de la note interne du centre hospitalier au sein duquel il exerce, dépasse les limites de la liberté d’expression en assimilant, sans qu’il soit possible de considérer ces propos comme satiriques, les cadres dirigeants du centre hospitalier aux médecins et fonctionnaires du régime nazi ».
Considérant que l’article présentait un caractère outrageant, la Cour de cassation a condamné le pharmacien à une amende pour injure publique envers des fonctionnaires [9].
Bien évidemment, l’impact des manquements au devoir de réserve sur la réputation de l’hôpital prend une dimension nouvelle avec le développement des réseaux sociaux et une expression mal contrôlée par les fonctionnaires de leur vécu professionnel sur Internet…
Les atteintes externes : la diffamation
La diffamation est l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne, privée ou publique. La diffamation peut intervenir par :
- des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics ;
- des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics ;
- des placards ou affiches exposés au regard du public (on ne peut nier une certaine désuétude d’une partie du texte…) ;
- tout moyen de communication au public par voie électronique (heureusement, le législateur s’adapte).
Selon l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la diffamation est punie d’une amende de 12 000 euros.
Il faut croire que le droit pénal ne se pose pas autant de questions que le droit administratif, en admettant sans difficulté à ce jour qu’une personne publique puisse être victime d’une atteinte à sa réputation par la commission d’un acte de diffamation. La Cour de cassation a ainsi jugé que « constituent une diffamation envers une administration publique les allégations d’un article selon lesquelles un centre hospitalier est présenté comme étant compris parmi 200 établissements devant être évités ou fermés en raison des imputations d’inaptitude à remplir leur mission de service public hospitalier et de dangerosité envers les patients admis en urgence [10] ».
En l’occurrence, de nombreux établissements avaient engagé des actions en diffamation à la suite de la parution de cet article, qui mentionnait la liste des services d’urgence d’établissements hospitaliers conseillés et la liste des services « à éviter et à fermer », présentés par l’article comme des « coupe-gorge hospitaliers », et des « urgences en état de sous-développement matériel et humain » [11].
Quel avenir juridique pour la réputation des hôpitaux ?
Il est acquis que les hôpitaux possèdent bien une réputation, une image, qu’ils ont le droit de promouvoir, sous certaines conditions, et à tout le moins de défendre en cas d’attaque nuisant à leur notoriété.
Le contexte dans lequel s’inscrit cette action demeure toutefois mouvant. Car si l’image d’un hôpital peut être abîmée par l’expression de jugements critiques, le danger peut également venir d’une forme d’omerta sur les dysfonctionnements internes de l’établissement.
C’est dans ce contexte que le récent décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022 vient fixer les procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d’alerte (JO 4 octobre 2022). Un lanceur d’alerte est « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement [12] ». Le droit met aujourd’hui sur le devant de la scène un impératif de transparence, qu’il applique notamment à l’action publique, comme en témoigne la récente circulaire du 26 juin 2024 relative à la procédure de signalement des alertes émises par les agents publics et aux garanties et protections qui leur sont accordées dans la fonction publique, applicable aux établissements publics de santé.
La défense de la réputation ne peut dès lors plus être envisagée à l’aveugle, elle doit également être corrélée à une transparence des pratiques internes de gestion de management, et peut-être une certaine part d’autocritique et de remise en question des organisations.
C’est une nouvelle dimension de la réflexion qui s’ouvre sur la réputation des établissements publics de santé. Cette réputation des hôpitaux pourrait-elle intégrer plus de discernement ?
Notes
[1] Conseil d’État, 30 juin 2023,n°469964
[2] HAS, « Qualiscope – Qualité deshôpitaux et des cliniques », mars 2023- www.has-sante.fr
[3] V. Wester-Ouisse, « Dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences », La Semaine juridique, Édition générale n° 16-17, 15 avril2009, I 137.
[4] F. Tarlet, « La réputation des personnes publiques », Revue Droit administratif, n°12, décembre 2024, alerte 122.
[5] Cour administrative d’appel de Paris du 30 avril 1992, 91PA00971, à propos de l’expulsion par l’AP-HP de l’association Institution nationale de recherches sur la prévention du vieillissement cérébral.
[6] CAA, 3e chambre – formation à 3,13 juin 2011, n°10NC00907.
[7] « Devoirs de réserve, de discrétion, de neutralité et secret professionnels dans la fonction publique », Service-Public.fr
[8] CAA de Versailles, 20 juin 2023,n°21VE00428
[9] Cour de cassation, chambre criminelle, 10 septembre 2024, n°23-84.135. On remarquera ici que l’action a été engagée par deux directeurs, et non par l’établissement en qualité de personne morale.
[10] Cour de cassation, chambre civile 2, 30 septembre 1998,97-10.280.
[11] Cour de cassation, chambre criminelle, 3 juillet 1996, 94-83.195.
[12] Article 6 de la loi n° 2016-1691du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.