NOTE DE JURISPRUDENCE – Laïcité et port de la barbe a l’hôpital – décision de la CAA de Versailles, 19 décembre 2017, N°15VE03582
Par Myriam TAMRAZ, juriste apprentie du Centre de droit Jurisanté du CNEH
Faits : Un médecin étranger est accueilli en tant que stagiaire en vertu d’une convention de stage passée entre le Centre hospitalier de Saint-Denis et le National Liver Institute de l’université égyptienne de Menoufiya.
Il a été demandé au stagiaire, et ce, à deux reprises de tailler sa barbe « particulièrement imposante » afin qu’elle ne puisse pas être perçue par les agents et les usagers comme la manifestation ostentatoire d’une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public. Constatant qu’il n’avait pas tenu compte de ces injonctions, le directeur de l’établissement a décidé, après avis du praticien responsable, de mettre prématurément fin au stage de l’intéressé en résiliant la convention.
Il demande au tribunal administratif d’annuler la décision litigieuse, toutefois ayant été débouté il interjette appel.
Problématique : Le fait pour un agent de porter une barbe imposante porte-t-il atteinte aux principes de laïcité et de neutralité du service public ?
Décision : Le juge considère que le port d’une barbe, même imposante, est insuffisant en lui-même et donc à défaut d’autres éléments pour caractériser « la manifestation d’une revendication ou d’une appartenance religieuse ». Toutefois, selon lui la demande de la direction à l’égard de son agent était justifiée au motif que ladite barbe était « perçue » par les membres du personnel comme un signe d’appartenance religieuse, mais aussi que « l’environnement multiculturel » de l’établissement justifiait que les principes de laïcité et de neutralité soient appréciés strictement.
La demande du requérant qui invoquait le respect de sa vie privée « sans pour autant nier que son apparence physique était de nature à manifester ostensiblement un engagement religieux » est rejetée, et ce, en l’absence de tout acte répréhensible de prosélytisme ou de plainte des usagers…
Commentaire :
Dans son avis du 2 mai 2000 « Melle Marteaux »[1], le Conseil d’Etat a posé une obligation de neutralité s’imposant à tous les agents du service public, peu importe les fonctions exercées. En effet, si la liberté de conscience consacrée par la Constitution du 4 octobre 1958[2] s’applique à eux comme à n’importe quel autre citoyen, les agents publics n’ont pas le droit de manifester leurs convictions de quelque façon que ce soit (verbalement, physiquement, par l’intermédiaire de signes…)[3] dans le cadre de leurs fonctions, sous peine d’une sanction pouvant aller jusqu’à la révocation. Le requérant étant stagiaire dans un hôpital public, cette obligation s’imposait également à lui.
En l’espèce, toute la question était de savoir si le port d’une barbe imposante pouvait où non constituer un signe manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. Cette notion de « signe religieux par destination » a d’abord été consacrée dans le milieu scolaire avant d’être transposée dans le contentieux de la fonction publique à propos d’un bandana[4] , ou encore d’une charlotte portée par une praticienne hospitalière en substitution du foulard qu’elle n’était pas autorisée à porter[5]. Ainsi, il ressort de la jurisprudence administrative qu’un signe n’a pas besoin d’être par nature religieux (croix, voile, kippa) pour manifester ostensiblement les croyances de celui qui le porte. Il revient ainsi au juge, en se basant sur des éléments objectifs (usage, refus de l’ôter…), de déterminer l’intention de celui qui le porte. En l’espèce, le juge fait application de cette jurisprudence en expliquant que si le port d’une barbe (même longue) n’est pas par nature un signe religieux, il peut le devenir au regard d’autres éléments appréciés dans « les circonstances propres à l’espèce ». Cette formulation très vague lui permet d’apprécier le caractère religieux du port de la barbe de façon élargie en prenant en compte l’intention de l’agent, mais aussi la perception de son entourage. Dans le présent cas, le juge considère que l’intention du requérant peut être déduite de son absence de dénégation quant au caractère religieux de sa barbe (autrement dit à défaut d’un « aveu » exprès). Or, bien que cette déduction soit compréhensible, elle semble insuffisante en dehors d’autres éléments comportementaux pour caractériser l’intention de l’agent… S’il est vrai que son refus réitéré de tailler sa barbe accrédite l’hypothèse de son caractère religieux, le juge souligne dans le même temps qu’elle ne s’est accompagnée d’aucun acte de prosélytisme ni de plainte des usagers.
Quant à la prise en compte de la perception des collègues de ce dernier, on remarquera qu’aucun élément dans la décision ne permet de vérifier qu’ils étaient effectivement gênés par le caractère prétendument religieux de la barbe. Pourrait alors se poser la question d’autres motifs plus subjectifs et donc potentiellement discriminatoires [6].
Le Conseil d’Etat (que le requérant prévoit de saisir) pourrait être amené à ouvrir à nouveau la discussion sur plusieurs points : le caractère religieux de la barbe, les « perturbations » engendrées dans le service, ou encore la proportionnalité de la décision… Toutefois, le fait que l’agent n’ait pas dénié le caractère religieux de sa barbe, est un élément de nature à laisser planer le doute ce qui paraitrait incompatible avec le devoir de stricte neutralité auquel sont soumis les agents publics.
Sources :
- Code de la santé publique
- Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789)
- Alexia Zarca, Port de la barbe, signe d’appartenance religieuse ? Les terrains glissants de l’obligation de neutralité, AJFP, 2018, p. 160
[1] CE, sect, 3 mai 2000, « Mlle Marteaux », n°217017
[2] DDHC (article 10) & article 1 de la Constitution
[3] Article L.6112-1 du CSP & Article 1 al.2 de la loi 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires
[4] CAA de Versailles, 6 octobre 2011, Mme Abderahim, n°09VE02048
[5] TA de Cergy-Pontoise, 12 décembre 2008, Najatt Kaddouri, n°054004
[6] Alexia Zarca, Port de la barbe, signe d’appartenance religieuse ? Les terrains glissants de l’obligation de neutralité, AJFP, 2018, p. 160