Note de jurisprudence – Cession et location de propriétés publiques en-dessous de la valeur du marché… Gare aux pièges !
Brigitte de Lard-Huchet, Directrice du centre de droit JuriSanté, CNEH
A propos des arrêts CAA NANTES, 20 avril 2021, « commune de la Turballe » et CE, 28 septembre 2021, « CCAS Pauillac »
2 arrêts intéressants concernant la propriété des personnes publiques, que les établissements publics sanitaires et médico-sociaux pourront utilement reprendre à leur compte, les principes juridiques dégagés étant applicables à toute collectivité publique.
Le premier est un arrêt de la Cour administrative d’appel de NANTES, en date du 20 avril 2021[1], prononcé dans le cadre d’un litige opposant la commune de LA TURBALLE à une association de défense du patrimoine. Cette dernière contestait la délibération par laquelle le conseil municipal de la Turballe avait décidé de céder à une société civile immobilière (SCI) un local commercial relevant de son domaine privé, à un prix inférieur à sa valeur réelle. Le juge administratif ne revient pas vraiment sur le principe d’interdiction de cession des biens publics à une valeur inférieure à celle du marché. Ce principe était déjà reconnu, quoique de manière implicite (CE, 3 novembre 1997, 169473 , commune de FOUGERES). Il se concentre plutôt sur la mise en œuvre de l’exception à ce principe : la cession par une commune d’un terrain à une entreprise pour un prix inférieur à sa valeur ne méconnaît pas le principe d’incessibilité d’un bien à un prix inférieur à sa valeur à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé, lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes.
Deux conditions cumulatives permettent ainsi à une collectivité publique de déroger à l’interdiction de cession à un prix inférieur à celui du marché :
- La justification de la cession par un motif d’intérêt général,
- L’existence de contreparties suffisantes à cette cession « à vil prix », qui avantage un opérateur « acquéreur » par rapport à d’autres.
En l’espèce, la CAA NANTES confirme le jugement de première instance : « Pour déterminer si la décision par laquelle une collectivité publique cède à une personne privée un élément de son patrimoine à un prix inférieur à sa valeur est (…) entachée d’illégalité, il incombe au juge de vérifier si elle est justifiée par des motifs d’intérêt général. Si tel est le cas, il lui appartient ensuite d’identifier, au vu des éléments qui lui sont fournis, les contreparties que comporte la cession, c’est-à-dire les avantages que, eu égard à l’ensemble des intérêts publics dont la collectivité cédante a la charge, elle est susceptible de lui procurer, et de s’assurer, en tenant compte de la nature des contreparties et, le cas échéant, des obligations mises à la charge des cessionnaires, de leur effectivité. Il doit, enfin, estimer si ces contreparties sont suffisantes pour justifier la différence entre le prix de vente et la valeur du bien cédé. ». Si le juge constate ici l’existence d’un intérêt général présidant à une cession à prix avantageux, il confirme le jugement de première instance qui n’a identifié aucune contrepartie effective à cette cession. La requête de la collectivité locale est ainsi rejetée.
Le second arrêt, pris par le Conseil d’Etat[2], est plus étonnant en ce qu’il applique ces principes à une location. Plusieurs masseurs-kinésithérapeutes établis à PAUILLAC ont demandé l’annulation de la décision du président du centre communal d’action sociale (CCAS) de cette commune de signer un contrat de location de locaux professionnels avec un professionnel exerçant également la profession de masseur-kinésithérapeute. La formulation du Conseil d’Etat apparente la décision à un arrêt de principe : « une personne publique ne peut légalement louer un bien à une personne poursuivant des fins d’intérêt privé pour un loyer inférieur à la valeur locative de ce bien, sauf si cette location est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes ».
Si le juge valide la démarche juridique suivie par le CCAS, il le désavoue dans les conclusions qu’il en tire : « après avoir relevé que le bail en litige a été conclu en vue de favoriser l’installation d’un masseur-kinésithérapeute dans la commune de PAUILLAC alors que cette dernière ne fait pas partie des zones, déterminées par le directeur général de l’agence régionale de santé, que caractérise une offre insuffisante de soins pour cette profession, la cour a pu en déduire, sans commettre d’erreur de droit ni de qualification juridique, que la location du bien pour un loyer inférieur à sa valeur locative n’était pas justifiée par un motif d’intérêt général. »
L’apport de la décision est double :
- Le principe d’incessibilité des propriétés publiques en dessous de leur valeur réelle est transposable aux locations ; l’arrêt ne distingue d’ailleurs pas que la mise à disposition concerne un bien du domaine public ou privé.
- Le juge exerce un contrôle relativement étroit sur la notion d’intérêt général susceptible d’être invoqué pour déroger à l’obligation de louer au prix du marché. En l’occurrence, le seul exercice d’une activité de soins, qui répond à des enjeux d’offre de soins, et plus globalement de santé publique ne suffit pas. Le juge contrôle l’existence d’une offre suffisante ou non sur le territoire, et préserve, sans la nommer, l’existence d’une libre concurrence qu’un opérateur public ne saurait entraver.
Dernier élément notable, le Conseil d’État reprend à son compte et confirme l’analyse du juge d’appel sur l’évaluation du décalage entre le loyer contractuellement fixé par le CCAS et les prix du marché : « Compte tenu du loyer moyen au mètre carré versé par d’autres professionnels de santé pour des locaux situés à PAUILLAC et des travaux de rénovation du local en litige financés par le CCAS, les conditions du bail conclu avec Mme T… étaient plus favorables que celles du marché. »
[1] CAA Nantes, 20 avr. 2021, n° 20NT03049, Cne TURBALLE, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 1, 10 Janvier 2022, 2005, commentaire B.JORION et D.BLONDEL
[2] CE, 28 sept. 2021, n° 431625, CCAS de PAUILLAC, Droit Administratif n° 1, Janvier 2022, comm. 5, commentaire G.EVEILLARD