Article – Harcèlement moral à l’hôpital, le travail de qualification juridique et le droit comme boussole
Mélanie Dupé, juriste, consultante et Brigitte de Lard-Huchet, Directrice, Centre de droit JuriSanté du CNEH
Article paru dans la revue Gestions hospitalières n° 640 – novembre 2024, pp. 596-598
À l’instar du phénomène MeToo, la lutte contre le harcèlement moral constitue un chantier majeur de la stratégie managériale des établissements de santé. Et comme souvent, l’hypermédiatisation (pas toujours subtile) des affaires en cours rend délicate une gestion sereine des situations. Elle peut même conduire à générer des comportements professionnels (individuels ou collectifs) dysfonctionnels, allant du déni total à l’instrumentalisation en passant par une certaine forme de détournement des notions et des principes. Il nous paraît intéressant dans ce contexte de revenir à une approche juridique, nécessaire bien que non suffisante, qui se traduit par un exercice de qualification juridique du harcèlement moral. Ce travail de qualification juridique n’étant pas l’apanage des juristes, nous faisons le vœu qu’il puisse éclairer le positionnement des managers…
Le harcèlement moral : savoir qualifier les faits
Le harcèlement [1] (qui est réprimé par le Code pénal [2]) est la répétition de propos et de comportements ayant pour but ou pour effet une dégradation des conditions de vie de la victime. Il peut être moral ou sexuel et se traduit par des conséquences sur la santé physique ou mentale de la personne harcelée.
Il peut y avoir harcèlement quels que soient les rapports de travail entre l’auteur et l’agent qui en est la victime : collègue, supérieur hiérarchique ou encore subordonné, autorité fonctionnelle… Cependant, de telles « attaques » doivent pouvoir être établies, c’est pourquoi le juge rappelle régulièrement cette exigence de qualification des faits : « Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu’ils sont constitutifs d’un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché d’avoir exercé de tels agissements et de l’agent qui estime avoir été victime d’un harcèlement moral. […] Pour être qualifiés de harcèlement moral, de tels agissements répétés doivent excéder les limites de l’exercice normal du pouvoir hiérarchique. Dès lors qu’elle n’excède pas de telles limites, une simple diminution des attributions justifiée par l’intérêt du service, en raison d’une manière de servir inadéquate ou de difficultés relationnelles, n’est pas constitutive d’un harcèlement moral au sens des dispositions précitées. [3] »
Il appartient donc à l’agent d’établir un faisceau d’indices suffisamment probants pour faire présumer l’existence du harcèlement moral dont il se dit victime, et ce afin de dissocier le ressenti des faits [4]. Par exemple, « des mises en cause publiques de sa personne et [des] attitudes humiliantes envers lui, des entraves mises au bon accomplissement de ses fonctions et au bon déroulement de sa carrière [5]» pourraient être considérées comme constitutives de harcèlement.
Plus récemment et dans le même sens, la cour administrative d’appel de Toulouse [6] a admis qu’un comportement récurrent du supé- rieur hiérarchique à l’égard de l’agent se caractérisant par des humiliations en public et des dénigrements est constitutif de harcèlement moral. Dans les deux cas d’espèce et d’autres également [7], le juge administratif reste attaché au fait que le requérant doit apporter des éléments qui présument le harcèlement moral. Dès lors, « une souffrance psychologique liée à des difficultés professionnelles ne saurait caractériser à elle seule un harcèlement moral, qui se définit également par l’existence d’agissements répétés de harcèlement et d’un lien entre ces souffrances et ces agissements [8] ».
De même, « ne fournissent pas la preuve d’un harcèlement moral des certificats médicaux circonstanciés faisant état de l’installation d’un état anxio-dépressif, l’un mentionnant une “note persécutive avec une symptomatologie anxio-dépressive”, et l’autre évoquant “un vécu de harcèlement moral”, dans la mesure où ils se bornent à relayer les propos et le ressenti de l’intéressé [9]».
Plus récemment, la cour administrative d’appel de Paris a établi que l’ensemble des éléments constatés permettent seulement de caractériser l’existence de relations sociales dégradées ne résultant pas des seuls agissements de la cadre de santé, mais nullement des agissements malveillants et répétés constitutifs de harcèlement moral [10]. Dans ce cadre, il est clair pour le juge administratif que faute d’indices laissant présumer un harcèlement moral, le requérant doit être débouté et ne peut, à ce titre, demander la protection fonctionnelle [11].
Il est également intéressant d’aborder la notion de harcèlement sous le prisme de la juridiction répressive. La chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi jugé qu’est coupable de délit de harcèlement moral la directrice dont le management crée une souffrance au travail à l’égard de plusieurs agents alors que l’inspection du travail avait eu l’occasion de l’informer sur un problème managérial [12]. Dans le cas d’espèce le juge pénal a admis qu’un management qui crée de la souffrance au travail n’est pas un management normal, et qu’ainsi les faits sont susceptibles de recevoir une qualification pénale dès lors qu’il est prouvé le caractère intentionnel de l’agent.
Si l’on compare cette décision à celles rendues par les juridictions administratives, nous pouvons observer que les préoccupations des juges répressif et administratif ne sont pas les mêmes : le caractère intentionnel est une condition indispensable du délit de harcèlement moral pour le juge répressif alors que la préoccupation du juge administratif reste la recherche d’indices présumant l’existence d’une situation de harcèlement moral. Cela peut être dû à la dimension le plus souvent individuelle de la responsabilité pénale (les poursuites contre les personnes morales restent minoritaires pour ce chef d’accusation), là où le contentieux administratif reste avant tout un sujet institutionnel. Ces approches jurisprudentielles, différentes, sont toutefois complémentaires.
Aller plus loin dans le travail de qualification juridique
Ce travail de qualification juridique peut dépasser la seule qualification des faits. On peut le déployer dans toutes ses dimensions, notamment celle de la détermination des responsabilités, et de la charge de la preuve. Surtout, on peut l’utiliser dans une finalité préventive. Poussons la démarche de qualification juridique un peu plus loin.
Qualifier, à l’encontre de qui ?
Le Code pénal réprime les faits de harcèlement dans une approche très majoritairement individuelle. Le harcèlement moral est d’abord une question de comportements humains. Pour autant, des affaires récentes montrent à quel point, au-delà et en parallèle de comportements individuels répréhensibles, la responsabilité des personnes morales peut également être recherchée. En témoigne l’affaire Megnien, qui a abouti à la condamnation pour harcèlement moral de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le 15 novembre 2023, suite au suicide d’un cardiologue de l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) [13]. On peut ainsi identifier dans un certain nombre de cas une corrélation entre le volet pénal, qui condamne l’administration en tant que personne morale, et le volet indemnitaire, qui engage la responsabilité indemnitaire de l’établissement de santé en tant que personne morale juridiquement autonome.
Ce sujet reste sensible en ce qu’il conduit à la recherche d’un équilibre fragile :
- identifier l’ensemble des responsabilités, à la fois individuelles et collectives, et savoir mettre en lumière des dysfonctionnements institutionnalisés ;
- ne pas masquer pour autant derrière une responsabilité indemnitaire, par principe institutionnelle, les comportements managériaux individuels répréhensibles.
Ainsi, qualifier le harcèlement, c’est aussi qualifier les rôles et responsabilités respectifs qui ont pu contribuer à l’établir. L’établissement se retrouve à rechercher dans quelle mesure, au-delà d’un comportement personnel punissable, les organisations et l’environnement de travail n’ont pas contribué à créer le dommage.
Recherche des responsabilités individuelles ou collectives, la solution se trouve très certainement dans une démarche à deux niveaux…
Qualifier, mais comment ?
Quand une situation alléguée de harcèlement arrive devant les tribunaux (de toute nature), le travail du juge est, on l’a vu, un travail de qualification juridique. C’est de bonne guerre, tant la notion de harcèlement moral ne saurait être réduite à une question de perception personnelle, par nature subjective: un collaborateur s’estime victime de harcèlement, son supérieur y voit un acte de management pris dans l’intérêt du service. Il est intéressant à cet égard de constater que le juge tend à poser le principe d’une charge « partagée » de la preuve entre l’agent et l’administration : « Il appartient à l’agent public qui soutient avoir été victime de faits constitutifs de harcèlement moral, […] de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles d’en faire présumer l’existence. Il incombe à l›administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d›apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu’il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d›instruction utile. » Conseil d’État, 3e chambre, 29/07/2020, 429114. Cette position de principe dégagée par le Conseil d’État permet de compenser la difficulté générée par la preuve du harcèlement, souvent délicate à obtenir. Le juge précise que, pour apprécier si des agissements sont constitutifs d’un harcèlement moral, il doit tenir compte des comportements respectifs de l’agent auquel il est reproché d’avoir exercé de tels agissements et de l’agent qui estime avoir été victime d’un harcèlement moral.
Ainsi, en phase contentieuse, ou dans un contexte précontentieux, les établissements de santé ont tout intérêt à ne pas rejeter sur la victime présumée la charge d’établir le harcèlement dont elle prétend faire l’objet. Il leur revient d’analyser eux-mêmes dans quelle mesure les faits peuvent être caractérisés.
Élément intéressant à noter : le comportement de l’agent ne peut, selon les tribunaux, venir amoindrir la responsabilité de l’administration qui se serait rendue coupable de harcèlement : « La nature même des agissements en cause exclut, lorsque l’existence d’un harcèlement moral est établie, qu’il puisse être tenu compte du comportement de l’agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l’agent victime doit alors être intégralement réparé. » Conseil d’État, 7e/2e chambres réunies, 02/10/2024, 492617
Discerner pour éviter d’avoir à qualifier ?
L’article L.133-2 du Code général de la fonction publique apporte sa propre définition du harcèlement moral (certes proche de celle du Code pénal). Trois conditions cumulatives permettent de caractériser le harcèlement moral :
- des agissements répétés à l’encontre d’un agent,
- qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail,
- cette dégradation étant susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Dans ce contexte, le juge « trie » les éléments apportés, notamment par l’agent, afin de répondre successivement à ces trois questions et d’établir ou non le harcèlement.
Par exemple, un agent :
- resté durablement sans mission ni accès au matériel informatique,
- qui n’obtient pas de nomination sur un nouveau grade malgré la réussite à un concours administratif,
- et se voit refuser la reconnaissance d’imputabilité au service de l’accident dont elle a été victime malgré un avis favorable de la commission de réforme, satisfait selon le juge satisfaction à chacun des trois critères légaux qualifiant le harcèlement : le caractère répété, la dégradation des conditions de travail, et le préjudice en découlant (Conseil d’État, 3e chambre, 25/09/2024, 467001).
Cette « grille d’analyse » peut facilement être reprise dans le cadre d’une enquête interne, en amont de toute démarche contentieuse ou disciplinaire. Elle constitue un outil clair et juridiquement cadré pour instruire les plaintes qui pourraient être exprimées au sein de l’établissement, bien avant une action en justice. De quoi inspirer la rédaction de rapports administratifs ?
Conclusion
La jurisprudence en matière de harcèlement est plutôt abondante. Elle vient compléter un arsenal de textes fourni, auquel s’ajoutent des recommandations ministérielles. Autrement dit, le droit répond plutôt présent sur ce sujet. Aux hospitaliers désormais de s’en emparer, afin d’utiliser le cadre juridique comme un véritable outil (parmi d’autres) de sécurisation du « risque harcèlement ». Managers, prêts ?
Notes
[1] Article L. 133-2 du Code général de la fonction publique.
[2] Article 222-33-2 du Code pénal.
[3] CAA de Bordeaux 27 avril 2018 n° 16BX02407.
[4] CE, 22 septembre 2017, n° 399930.
[5] CAA de Bordeaux, 22 juin 2015, n°13BX03365.
[6] CAA Toulouse, 12 mars 2024n°22TL21012.
[7] CAA de Bordeaux, 30 novembre2022, n°20BX01118.
[8] CAA de Bordeaux, 27 avril 2018, n° 16BX02407.
[9] CAA Bordeaux, 30 janvier 2017, n° 15BX00889.
[10] CAA Paris, 29 mars 2024, n° 22PA05396.
[11] CAA Bordeaux, 2 mai 2024, n° 22BX00902.
[12] Cass. Crim., 25 juin 2024, n° 23-83613.
[13] L’AP-HP a indiqué dans un communiqué de presse du 15novembre 2023 avoir déposé un recours en appel, « Procès pour harcèlement moral. Affaire Jean-Louis Megnien | APHP ».