Article – Violences commises sur mineurs, vers un signalement obligatoire pour les médecins ?
Aude Charbonnel, juriste consultante au centre de droit JuriSanté du CNEH
Article paru dans la revue Gestions hospitalières, n°629, octobre 2023
Alors qu’une nouvelle recommandation du Conseil de l’Europe adoptée en septembre 2023 vise à renforcer les systèmes nationaux de signalement des cas de violence à l’encontre des enfants à l’intention des professionnels [1], en France, le débat autour d’une obligation de signalement des médecins perdure. Des affaires récentes ont souligné l’insécurité juridique dans laquelle les praticiens se trouvent lorsqu’ils sont confrontés à des soupçons de maltraitance sur leurs jeunes patients. Après avoir mis en place en 2020 la possibilité d’un signalement sans accord de la victime dans le cadre des violences conjugales [2], ne faudrait-il pas franchir une nouvelle étape avec un signalement obligatoire imposé aux médecins en cas de violence sur mineur ? Est-ce un indispensable dans la lutte contre les violences faites aux enfants ?
Que prévoit le cadre juridique actuel ?
C’est l’articulation de plusieurs textes figurant dans le Code pénal (CP), le Code de la santé publique (CSP) et le Code de l’action sociale et des familles (CASF) qui permet de comprendre la complexité du secret professionnel et de ses dérogations, et donc du signalement.
En l’état actuel du droit, les obligations de signalement générales prévues aux articles 434-1 et 434-3 du CP ne s’appliquent pas aux professionnels astreints au secret, donc aux médecins.
L’article 434-3 du CP concerne spécifiquement les mineurs : il punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende quiconque s’abstient d’informer les autorités administratives ou judiciaires de privations, de mauvais traitements ou d’agressions ou atteintes sexuelles infligés à un mineur dont il aurait connaissance. La peine est alourdie (cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende) lorsque le défaut d’information concerne un mineur de quinze ans. Si le législateur a souhaité, dans l’intérêt de la protection des victimes, inciter à dénoncer les faits criminels ou délictueux, il a toutefois prévu une exception à l’obligation de dénoncer pour les professionnels astreints au secret. En effet, les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues à l’article 226-13 du CP ne sont pas soumises aux dispositions des articles 434-1 et 434-3 du CP. Elles ne sont donc pas tenues de signaler les crimes ou les délits commis contre des mineurs. Mais elles ont la faculté de révéler certains faits, en application de l’article 226-14 du CP qui prévoit des exceptions à la règle du secret professionnel.
Ainsi, la violation du secret professionnel prévue à l’article 226-13 du CP n’est pas applicable au médecin ou à tout autre professionnel de santé qui porte à la connaissance du procureur de la République ou de la cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes relatives aux mineurs en danger ou qui risquent de l’être, les sévices ou privations qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises.
Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues par le Code pénal ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi (art. 226-14 du CP). Il existe donc une « option de conscience » qui peut être à l’origine de profonds dilemmes éthiques pour le médecin.
À ces dispositions s’ajoute la déontologie médicale. Ainsi, l’article R. 4217-44 du CSP prévoit que lorsqu’un médecin discerne qu’une personne auprès de laquelle il est appelé est victime de sévices ou de privations, il doit mettre en œuvre les moyens les plus adéquats pour la protéger en faisant preuve de prudence et de circonspection. Lorsqu’il s’agit d’un mineur ou d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique, il alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience. L’Ordre des médecins souligne que, « s’agissant des moyens susceptibles d’être mis en œuvre par le médecin, l’article R.4127-44 se borne à évoquer les moyens les plus adéquats, en ajoutant que le médecin doit faire preuve de prudence et de circonspection. Tout est dès lors affaire de la personne concernée, des circonstances, et du degré pressenti de maltraitance. Dans les cas les plus flagrants, il appartient au médecin de faire en sorte de soustraire la victime à la maltraitance en cause, par exemple en l’hospitalisant et en s’assurant de l’effectivité de cette mesure [3]». C’est en fonction de la situation du mineur à laquelle il est confronté qu’il doit se déterminer et après avoir apprécié les mesures adéquates de protection à mettre en œuvre. Il peut se reporter à la fiche mémo élaborée par la Haute Autorité de santé (HAS) pour aider au repérage des violences chez l’enfant et la conduite à tenir pour le protéger. En effet, la HAS, bien consciente de la complexité des situations et du fort sentiment d’isolement du professionnel, a mis à disposition des professionnels de santé des outils. Le devoir du médecin, de tout professionnel de santé (et de tout citoyen !) est donc de protéger le mineur à l’aide des moyens dont il dispose ; son intervention ne devant pas nécessairement prendre la forme d’un signalement administratif ou judiciaire. À ce titre, l’article 223-6 du CP sur l’omission de porter de secours est applicable en toute circonstance : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours. » Cette infraction est constituée, et donc pénalement répréhensible, si ses conditions d’application sont réunies, c’est-à-dire s’il existe toujours un péril, un risque certain de récidive. Il appartient au médecin d’évaluer la situation et l’existence d’un péril.
En France, le dispositif de protection de l’enfance qui vise à mettre fin à la situation de danger de l’enfant, dans le respect de ses droits, prévoit deux modalités d’alerte : le signalement et l’information préoccupante.
Que dit la jurisprudence récente ?
De récentes affaires portées devant le Conseil d’État montrent à quel point il peut être délicat pour les médecins de réaliser des signalements, mais elles rappellent aussi que tout signalement réalisé de bonne foi concernant des situations de maltraitance ne peuvent engager leur responsabilité. Et si l’Ordre des médecins est parfois sévère, la Haute Juridiction veille au juste équilibre juridique. L’enjeu fort est de ne surtout pas décourager les médecins protecteurs, tout en garantissant le respect des prescriptions législatives et réglementaires.
- Dans une première affaire, un médecin d’un centre médico-psychologique pour patients mineurs avait alerté la cellule départementale de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip) au sujet d’un enfant âgé de 9 ans susceptible d’être l’objet de maltraitances psychologiques par sa mère. L’enfant était pris en charge dans ce centre à la suite d’une première information préoccupante transmise quelques mois plus tôt par d’autres professionnels de santé. Après le signalement de ce médecin, l’enfant a été placé par le juge des enfants. Sa mère a alors porté plainte contre le praticien auprès de l’ordre des médecins. La Haute Juridiction a rappelé qu’il résulte des articles 226-13 et 226-14 du CP que lorsqu’un médecin signale au procureur de la République ou à la Crip des faits laissant présumer qu’un mineur a subi des violences physiques, sexuelles ou psychiques, et porte à cet effet à sa connaissance tous les éléments utiles qu’il a pu relever ou déceler dans la prise en charge de ce jeune patient, notamment des constatations médicales, des propos ou le comportement de l’enfant et, le cas échéant, le discours de ses représentants légaux ou de la personne accompagnant l’enfant soumis à son examen médical, sa responsabilité disciplinaire ne peut être engagée à raison d’un tel signalement, s’il a été effectué dans ces conditions, sauf à ce qu’il soit établi que le médecin a agi de mauvaise foi (CE, 5 juillet 2022, n° 448015).
- Dans une seconde affaire, une pédopsychiatre, qui avait adressé un signalement au juge des enfants concernant un de ses patients âgé de 8 ans qu’elle présumait être victime de maltraitances de la part de son père, avait fait l’objet d’une sanction de la part de la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins. Mais le Conseil d’État, bien que confirmant que le juge pour enfants n’est pas au nombre des autorités destinataires d’un signalement selon l’article 226-14 du CP, écartant ce faisant la qualification de violation du secret, a retenu le fait que le signalement lui a été adressé alors qu’il se trouvait déjà saisi du cas de cet enfant. Dès lors, cela ne peut caractériser un manquement au respect du secret professionnel et justifier à lui seul une sanction disciplinaire (CE, 30 mai 2022, n° 448646).
- Enfin, dans une troisième affaire, un psychiatre qui avait adressé trois signalements au procureur de la République, afin de l’alerter sur des faits présumés de violences sexuelles commis sur un enfant et susceptibles d’être attribués à son père, s’était vu infliger la sanction d’interdiction d’exercer la médecine pendant une durée de trois mois. Selon la chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins, saisie par le père de l’enfant, le praticien avait manqué à ses obligations déontologiques prévues à l’article R. 4127-76 du CSP relatif aux conditions de rédaction des certificats médicaux. Mais le Conseil d’État a rappelé que le signalement du médecin sur le fondement de l’article R. 4127-44 du CSP se distingue bien d’un certificat ou d’une attestation prévus à l’article R. 4127-76 du CSP, à la fois dans le contenu et la communication. En effet, lors d’un signalement adressé aux autorités judiciaires ou administratives afin de les alerter sur la situation d’un patient mineur en danger, le médecin va transmettre tous les éléments utiles qu’il a pu relever ou déceler au travers de constatations médicales, du comportement de l’enfant, de ses propos et, le cas échéant, le discours de ses parents. À la différence d’un certificat ou d’une attestation qui sont rédigés sur la base des seules constatations médicales et sont donc susceptibles, eux, d’être remis au patient ou à ses représentants légaux. Dès lors, la Haute Juridiction a annulé la décision de la chambre disciplinaire (CE, 19 mai 2021, n° 431346).
Un signalement obligatoire pour mieux protéger les victimes mineures ?
Le Service national d’appel téléphonique de l’enfance en danger, le « 119 » a traité en 2022 plus de 37 200 sollicitations, a déclenché plus de 15 900 aides immédiates et réalisé plus de 21 300 informations préoccupantes [4]. Par ailleurs, selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) [5], chaque année, 160 000 enfants subissent des violences sexuelles. Pourtant, la HAS fait le constat que « la maltraitance des enfants est mal connue et certainement très largement sous-estimée dans la population française. Elle est également sous-déclarée par les médecins en France, avec à peine 5 % des signalements provenant du secteur médical ». Pourtant, « signaler n’est pas juger, c’est un acte médical ».
Est-ce que poser dans la loi une obligation de signalement pour les médecins augmenterait mécaniquement le nombre de signalements ? et, en conséquence, permettrait de mieux protéger les enfants victimes ? En parallèle, est-ce que cela simplifierait le quotidien des médecins qui n’auraient plus à évaluer l’opportunité de signaler ? La réponse n’est pas si évidente.
Si la Ciivise préconise de « changer la loi pour clarifier l’obligation de signalement des médecins et les protéger des poursuites est une des préconisations publiées fin mars [6] » , un rapport d’information sénatorial de 2020 sur l’obligation de signalement par les professionnels astreints à un secret des violences commises sur les mineurs [7] a conclu à la pertinence de préserver les règles actuelles qui garantissent un équilibre satisfaisant entre respect du secret professionnel et obligations de signalement des mauvais traitements sur mineurs. Il est en effet redouté un affaiblissement de la relation de confiance entre le patient et les familles des patients mineurs en cas d’instauration d’un signalement obligatoire. En effet, est-ce que les victimes seront toujours accompagnées pour recevoir des soins ? Et en tout état de cause, resterait pour le médecin la difficulté de poser un diagnostic. En somme, signaler pour un médecin pourrait ne plus être un dilemme juridique, mais cela demeurerait un dilemme éthique !
Conclusion
S’il existe un réel débat sur l’obligation de signalement pour les médecins, il y a, en revanche, consensus sur la nécessité de renforcer la formation initiale des professionnels au contact des mineurs, de les sensibiliser tout au long de leur carrière aux situations d’enfance en danger et de mieux les accompagner dans l’analyse des signaux qu’ils peuvent repérer lors de la prise en charge des patients.
En parallèle, des réalisations importantes ont déjà eu lieu :
- la structuration d’un parcours de soin adapté aux enfants victimes de violences dans chaque département de France, avec le déploiement des unités d’accueil pédiatriques pour l’enfance en danger (Uaped) ;
- la création d’un Office central de lutte contre les violences faites aux mineurs (Ofmin) en réponse à la hausse des atteintes faites aux mineurs (décret n° 2023-829 du 29 août 2023). Il sera compétent en matière de lutte contre les infractions commises à l’encontre de mineurs, notamment en matière de lutte contre les viols et les agressions sexuelles, y compris incestueux, et leurs tentatives, commis sur un mineur, les homicides, tentatives d’homicides et autres violences graves contre l’intégrité physique ou psychique, commis sur un mineur, les faits de harcèlement et de cyberharcèlement scolaires, ainsi que pour toute forme d’exploitation des mineurs.
Il convient de souligner que la lutte contre les violences faites aux enfants a été érigée en priorité par la Première ministre lors du Comité interministériel à l’enfance du 20 novembre 2022, et un prochain plan pour faire face aux violences faites aux enfants est annoncé. Parmi les priorités identifiées figurent la formation et l’accompagnement des professionnels de santé, de l’éducation, de l’enfance, pour renforcer leur capacité à détecter et signaler les situations de violence [8]. À noter enfin qu’en septembre 2023, le gouvernement a lancé une vaste campagne inédite contre l’inceste et les violences sexuelles que subissent les enfants et a annoncé pour le 1er trimestre 2024 la mise en service d’un numéro « 119-pro » pour aider les professionnels à gérer des soupçons ou révélations.
NOTES
[1] Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec(2023)8 du Comité des ministres aux États membres sur le renforcement des systèmes de signalement des cas de violence à l’égard des enfants (adoptée par le Comité des Ministres le 6 septembre 2023, lors de la 1473e réunion des délégués des ministres).
[2] Loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales.
[3] Ordre national des médecins, Code de déontologie médicale et ses commentaires, juin 2022.
[4] Service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger, « Étude statistique de l’activité du 119 pour l’année 2022 », juin 2023. www.allo119.gouv.fr.
[5] La Ciivise a été installée en mars2021 par le secrétaire d’État chargé de la Famille et de la Protection de l’enfance pour une durée de deux ans afin de formuler des recommandations pour mieux prévenir les violences sexuelles, mieux protéger les enfants victimes et lutter contre l’impunité des agresseurs.
[6] Ciivise, « Violences sexuelles : protéger les enfants – Conclusions intermédiaires », 31 mars 2022.
[7] M. Carrère, C. Deroche, M. Mercier et M. Meunier, « Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires sociales et de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale sur l’obligation de signalement par les professionnels astreints à un secret des violences commises sur les mineurs », Sénat, 5 février 2020.
[8] Conseil des ministres, « Le plan de lutte contre les violences faites aux enfants », 7 juin 2023.