ARTICLE – Exercice infirmier en pratique avancée, vers de nouveaux modes d’organisation des soins
Article paru dans la revue Gestions Hospitalières, n°579, octobre 2018, page 542
Marine GEY-COUÉ, Consultante du Centre de droit JuriSanté, CNEH
Largement annoncés en juin par les pouvoirs publics, les textes réglementaires relatifs à l’exercice infirmier en pratique avancée ont été publiés le 19 juillet 2018. Il existe enfin un cadre juridique en France de ce qu’à l’étranger on appelle les infirmiers praticiens ou cliniciens. La place de l’infirmier est ainsi repensée au regard de l’évolution de l’organisation des soins dans le système de santé français.
Au chapitre « Innover pour préparer les métiers de demain », l’article 119 de la loi de santé du 26 janvier 2016 a ouvert la voie des pratiques avancées en créant dans le code de la santé publique (CSP) le titre préliminaire intitulé « Exercice en pratique avancée » et composé de l’unique article L.4301-1. Celui-ci permet à tous les auxiliaires médicaux d’exercer en pratique avancée sous certaines conditions, les aides-soignants, les auxiliaires de puériculture, les ambulanciers et les assistants dentaires étant exclus de ce nouveau dispositif. Ainsi, l’auxiliaire médical doit avant tout exercer au sein d’une équipe de soins coordonnée par un médecin (qu’elle soit équipe de soins primaires à la ville ou équipe de soins en établissements de santé ou médico-sociaux) ou assister un médecin spécialiste en pratique ambulatoire. Deux premiers décrets ont été publié le 19 juillet 2018 concernant la profession des infirmiers. Le premier porte sur les conditions de l’exercice infirmier en pratique avancée[1] et le second crée le diplôme d’Etat d’infirmier en pratique avancée (IPA)[2]. Accompagnés de plusieurs arrêtés, ces textes donnent enfin un cadre juridique à la pratique avancée infirmière pour tenir compte de l’évolution des besoins et de l’offre de soins en France.
1. Une reconnaissance professionnelle pour tenir compte de l’évolution de l’organisation des soins
Les infirmières praticiennes qui assurent une prise en charge en soins primaires existent aux États-Unis et au Canada depuis les années 1960. D’autres pays ont également développé ces modes de prises en charge pour répondre au problème de démographie médicale et endiguer le risque de désertification médicale sur certains territoires (notamment Royaume-Uni, Finlande, Australie, Irlande)[3]. Des infirmières cliniciennes spécialisées ont également vu le jour dans certains de ces pays pour dégager du temps médical à l’hôpital. L’enjeu principal réside dans l’amélioration de l’accès aux soins et la réduction des délais d’attente pour les patients et suppose une formation spécifique et adaptée des infirmiers pour maintenir la qualité de prise en charge. D’autres raisons sont également parfois évoquées : le développement de l’attractivité pour la profession d’infirmier et la fidélisation de ces professionnels au sein des équipes hospitalières, ou bien encore la réduction des coûts du fait de la réalisation de certains actes par des infirmiers en lieu et place de médecins (bien que cet argument ne soit encore confirmé par aucune étude économique sérieuse).
En France, la pratique avancée infirmière rencontrait des débuts timides jusqu’à présent, en raison d’un certain scepticisme du corps médical, craignant des problèmes de responsabilités et des pertes de revenus potentielles, et d’un cadre juridique contraint pour cette profession réglementée. De surcroît, le développement des pratiques avancées infirmières suppose une structuration préalable des soins en exercice coordonné avec un partage de tâches entre les professionnels. Ce qui n’est pas encore le cas en France. Les dernières grandes lois de santé (HPST en 2009, la loi de santé de 2016) ont initié cette restructuration de l’offre de soins sur le territoire en changeant de paradigme : c’est le parcours de soins qui doit être désormais au cœur de l’organisation sanitaire et médico-sociale, et pour optimiser ce parcours tout en maintenant un niveau de qualité de la prise en charge satisfaisant, la coordination des soins doit être améliorée entre les professionnels. Il s’agit d’éviter les ruptures de soins, limiter les hospitalisations, par exemple en réalisant davantage de visites à domicile pour permettre le maintien à domicile, réduire les passages aux urgences et libérer du temps médical. C’est tout l’objectif de la structuration des soins primaires et du décloisonnement ville-hôpital, que la loi de santé du 26 janvier 2016 n’a eu de cesse de poursuivre avec la multiplication de ses divers dispositifs : équipe de soins primaires, communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS), plateforme territoriale d’appui (PTA). Concernant plus particulièrement la pratique avancée, si le plan cancer 3 (2014-2019) avait déjà préconisé, dans son action 4-1, la création du métier d’infirmier clinicien à l’instar des expériences étrangères, c’est la loi de santé du 26 janvier 2016 qui lui a donné une base légale.
2. Enfin un cadre juridique pour la pratique avancée infirmière
L’infirmier exerçant en pratique avancée dispose de compétences élargies par rapport à celles de l’infirmier diplômé d’État (IDE). Il participe à la prise en charge globale des patients, dont le suivi lui est confié par un médecin, et à l’organisation des parcours de soins entre premier et second recours. Pour ce faire, il doit remplir trois conditions cumulatives :
- Obtenir le diplôme d’État d’IPA, nouvellement créé et de niveau master ;
- Justifier d’au moins trois ans d’exercice de profession d’infirmier en équivalent temps plein ;
- Etre inscrit au tableau de l’Ordre des Infirmiers et enregistré au RPPS.
Seulement trois domaines d’intervention sont ouverts à l’exercice IPA qui peut ou non les cumuler en fonction de son diplôme[4] : les pathologies chroniques stabilisées, la cancérologie et les maladies rénales chroniques. S’agissant des pathologies chroniques stabilisées, toutes ne sont pas éligibles à la pratique avancée et un arrêté du 18 juillet 2018[5] en limite la liste : AVC, artériopathies chroniques, cardiopathies, diabète, insuffisance respiratoire chronique, maladie d’Alzheimer, épilepsie, maladie de Parkinson.
Dans les trois domaines d’intervention reconnu, l’IPA peut conduire un entretien avec le patient, effectuer une anamnèse de sa situation et procéder à son examen clinique. Il peut également conduire toute activité d’orientation, d’éducation, de prévention ou de dépistage, effectuer tout acte d’évaluation, de conclusion clinique, de surveillance clinique et paraclinique pour adapter le suivi du patient. Il peut encore effectuer des actes techniques et demander des actes de suivi et de prévention sur la base de listes fixées par un deuxième arrêté du 18 juillet 2018[6]. Enfin, l’IPA peut désormais prescrire des médicaments et dispositifs médicaux non soumis à prescription médicale obligatoire, ainsi que des examens de biologie médicale, et renouveler ou adapter des prescriptions médicales, dans le respect des listes fixées par l’arrêté du 18 juillet 2018 précité. L’ensemble de ces missions sont davantage détaillées dans le référentiel des activités et des compétences de pratique avancée infirmière annexé à un troisième arrêté du 18 juillet 2018, relatif au régime des études en vue du diplôme d’État d’IPA[7], qui les liste en fonction des domaines d’intervention.
Les compétences de l’IPA sont ainsi élargies, tout en étant néanmoins encadrées et limitées règlementairement. En outre, un protocole d’organisation doit être signé entre l’IPA et le médecin. Ce protocole précise le ou les domaines d’intervention, les modalités de prise en charge par l’IPA, les modalités des échanges d’information entre médecin et IPA, les modalités des réunions de concertation pluriprofessionnelle et les conditions de retour du patient vers le médecin[8]. L’autonomie des infirmiers est donc relative, ce qui contrarie un certain nombre de représentants de la profession estimant que les textes ne vont pas assez loin.
Car c’est bien le médecin qui reste au centre de la coordination des soins et de l’organisation des prises en charge. En effet, c’est le médecin qui choisit les patients pouvant être suivi par un IPA et qui informe ces derniers des modalités de leur prise en charge en pratique avancée. C’est encore le médecin qui met à disposition de l’IPA le dossier médical du patient et qui doit être informé des résultats des interventions infirmières. Et bien évidemment, c’est le médecin qui reprend la main lorsque l’état du patient le nécessite et dépasse le champ de compétences infirmières[9].
Le texte ne cesse d’ailleurs de répéter que les patients sont « confiés » à l’IPA. La loi dispose en outre que « le professionnel agissant dans le cadre de la pratique avancée est responsable des actes qu’il réalise dans ce cadre »[10]. Face à une nouvelle répartition des tâches entre professionnels de santé, la question du risque juridique peut s’avérer aigue et les inquiétudes des acteurs tenaces. Une protocolisation fine des prises en charge et un suivi rigoureux des dysfonctionnements devront permettre de sécuriser l’intervention tant du médecin que de l’IPA sur le plan de la responsabilité. L’utilisation d’outils issus de la gestion des risques et de la démarche qualité pourront ici être d’une grande valeur ajoutée.
L’autre sujet d’envergure est celui de la rémunération. Si aucune étude économique n’est à ce jour en mesure de déterminer si la pratique avancée permettra de diminuer les coûts de prise en charge directement (coût des actes infirmiers inférieurs au coût des actes médicaux) ou indirectement (réduction des hospitalisations, impact de la prévention et de l’éducation thérapeutique, etc.), il est certain que la création d’un nouveau diplôme obtenu après deux ans de formation aura un coût, tant en matière de formation initiale, que de formation continue ou de promotion professionnelle[11]. Quels financements seront dégagés par les pouvoirs publics et les employeurs ? Existera-t-il des incitations financières à créer des postes d’IPA ? Quel mode de rémunération des consultations et des actes d’IPA sera-t-il retenu par les pouvoirs publics ? À ce stade, le ministère de la santé évoque l’ouverture de négociations conventionnelles ad hoc pour déterminer une rémunération forfaitaire pour les infirmiers libéraux et des travaux interministériels en cours pour faire évoluer le statut de la fonction publique hospitalière. Cela reste évasif…
Bien que les textes de juillet 2018 ne règlent pas tous les écueils, à la fois juridiques et économiques, il faut néanmoins reconnaître leur mérite qui est d’ouvrir le volet des pratiques avancées. C’est un début. En effet, portant sur l’exercice infirmier en pratique avancée, ils se font annonciateurs de la création de chapitres suivants au code de la santé publique. Il va sans dire que d’autres décrets vont définir la pratique avancée pour les autres auxiliaires médicaux, conformément aux dispositions de l’article L.4301-1 CSP. Le Ministère n’a jusque-là pas précisé la liste des professionnels concernés, dont on se doute qu’en feront partie les masseurs-kinésithérapeutes, les pédicures-podologues, les ergothérapeutes, les psychomotriciens, les orthophonistes, les orthoptistes et les diététiciens[12].
ENCADRÉ: Quid de la psychiatrie et santé mentale ?
Le décret et l’arrêté du 18 juillet 2018 ne mentionnent pas la psychiatrie et les troubles psychiatriques au titre des domaines d’intervention ou des pathologies éligibles à la pratique avancée. Pourtant, de nombreuses initiatives existent sur le terrain : l’unité pour les pratiques avancées de l’EPS Maison Blanche créée depuis 2017, les consultations de soins somatiques en santé mentale et d’accompagnement à la santé du CH Guillaume-Régnier, etc. La pratique avancée en santé mentale est une réponse innovante à la pénurie de psychiatres et renforce l’accessibilité aux soins de proximité. Les infirmiers qui réalisent ces soins ont suivi des formations spécialisées, généralement de deux ans (par exemple un master de sciences cliniques en soins infirmiers), pour acquérir les nouvelles compétences adéquates. Malheureusement, et bien que certains professionnels estiment que les troubles psychiatriques seraient éligibles à la pratique avancée, l’arrêté du 18 juillet 2018 fixant la liste des pathologies chroniques stabilisées a refusé cette reconnaissance. Le ministère n’en donne pas les raisons officielles
[1] Décret n° 2018-629 du 18 juillet 2018 relatif à l’exercice infirmier en pratique avancée, JORF n°164 du 19/07/2018, texte 18
[2] Décret n° 2018-633 du 18 juillet 2018 relatif au diplôme d’Etat d’infirmier en pratique avancée, JORF n°164 du 19/07/2018, texte 42
[3] Les pratiques infirmières avancées : une description et évaluation des expériences dans 12 pays développés, Marie-Laure Delamaire, Gaétan Lafortune, Documents de travail de l’OCDE sur la santé N°54, 2010
[4] Le nouvel article D.636-75 du code de l’éducation dispose que « Le diplôme d’Etat d’infirmier en pratique avancée précise la mention acquise correspondant au domaine d’intervention de l’infirmier en pratique avancée ».
[5] Arrêté du 18 juillet 2018 fixant la liste des pathologies chroniques stabilisées prévue à l’article R. 4301-2 du code de santé publique, JORF n°164 du 19/07/2018, texte 21
[6] Arrêté du 18 juillet 2018 fixant les listes permettant l’exercice infirmier en pratique avancée en application de l’article R. 4301-3 du code de santé publique, JORF n°164 du 19/07/2018, texte 22
[7] Arrêté du 18 juillet 2018 relatif au régime des études en vue du diplôme d’Etat d’infirmier en pratique avancée, JORF n°164 du 19/07/2018, texte 43
[8] Nouvel article R.4301-4 CSP
[9] Le nouvel article R.4301-5 CSP crée néanmoins une responsabilité vis-à-vis de l’IPA qui doit être à l’initiative de l’adressage du patient sans délai au médecin.
[10] Article L.4301-1 CSP
[11] L’arrêté du 19 juillet 2018, en modifiant l’arrêté du 23 novembre 2009, a jouté le diplôme d’État d’IPA à la liste des diplômes et certificats du secteur sanitaire et social acquis en fin d’études promotionnelles par les agents des établissements énumérés à l’article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière (JORF n°169 du 25/07/2018, texte 24).
[12] L’enjeu des pratiques avancées étant moins clair pour les manipulateurs d’électroradiologie médicale, les techniciens de laboratoire médical, les audioprothésistes, les opticiens-lunetiers, les prothésistes ou les orthésistes.