Discriminations et inégalités dans la fonction publique hospitalière : existe-t-il un bon moment pour en parler ?

Catégorie : Statuts des personnels hospitaliers
Date : 28/01/2021

Céline Berthier et Aude Charbonnel, juristes, consultantes au Centre de droit JuriSanté du CNEH

Article paru dans la revue Gestions hospitalières, n°602 – Janvier 2021

Timing is everything ! Pour des décrets, être publiés dans le journal officiel du 15 mars ou du 7 mai 2020, c’est prendre le risque de passer inaperçu. Et ce quand bien même ils traitent d’un sujet essentiel : la lutte contre les discriminations et les inégalités dans la fonction publique.

Certains diront que le sujet n’est pas la priorité du moment pour les établissements de santé dans ce contexte de crise sanitaire. Malgré tout, et si c’était (enfin) le moment d’en parler ?

D’autres s’interrogeront sur les apports de ces décrets : textes et rapports se succèdent depuis des années et pour quel résultat jusqu’à présent? Pourtant, les pratiques de ressources humaines du secteur public devraient être exemplaires !

Avec la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, le gouvernement a affirmé sa détermination à poursuivre efficacement la politique de lutte contre les discriminations et les inégalités. Ses décrets d’application étaient attendus. Ils sont enfin publiés. C’est au tour des hospitaliers de s’emparer des outils proposés dans le décret n° 2020-256 du 13 mars 2020 relatif au dispositif de signalement des actes de violence, de discrimination, de harcèlement et d’agissements sexistes dans la fonction publique et dans le décret n° 2020-528 du 4 mai 2020 définissant les modalités d’élaboration et de mise en œuvre des plans d’action relatifs à l’égalité professionnelle dans la fonction publique.

Discriminations, inégalités, de quoi parle-t-on ?

L’emploi est le premier domaine concerné par les discriminations selon le rapport de l’Observatoire du Défenseur des droits pour 2019[1]. Et la fonction publique n’est pas exempte de pratiques discriminatoires. Des études ont en effet pu mettre en évidence que les discriminations y sont présentes dans des proportions comparables à celles que l’on observe au sein du secteur privé[2].

Cela heurte d’autant plus que la discrimination est « contraire à la vocation sociale de la fonction publique dont la mission historique est celle de la promotion de la diversité et de l’accueil en ses rangs de tous les français indépendamment de leur origine sociale »[3]. En théorie, les modes d’organisation devraient garantir une égalité parfaite entre tous les professionnels des établissements publics de santé.

Les discriminations et les inégalités sont bien sûr interdites à toutes les étapes du parcours professionnel, notamment en matière de recrutement, rémunération, formation, titularisation, affectation, évaluation, promotion professionnelle, renouvellement de contrat, mutation, mise à la retraite, licenciement.

Le cadre juridique de l’interdiction des discriminations est posé par l’article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 ainsi que par les articles 225-1 et suivants du code pénal. Dans la fonction publique, la discrimination est prohibée par l’article 6 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983. Au sens juridique, il y a discrimination lorsque l’un des critères prohibés par le droit est utilisé lors d’un recrutement ou au cours de la carrière du professionnel.

Ainsi, constitue une discrimination directe : « la situation dans laquelle, sur le fondement de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de santé, de sa perte d’autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable » et constitue unediscrimination indirecte : « une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner […] un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés ».

Les principaux critères évoqués par les personnes se disant victimes de discrimination au travail (dans le privé et le public) sont le handicap, l’origine, l’état de santé, l’activité syndicale, le sexe, l’âge et enfin la grossesse. En effet, selon le Défenseur des droits : « ces 7 critères regroupent 80 % des réclamations liées à des discriminations dans le milieu professionnel »[4].

Mais, juridiquement, toutes les différences de traitement ne constituent pas des discriminations ou des inégalités. Ces dernières doivent pouvoir être rattachées à un motif et un domaine d’interdiction pour être caractérisées comme une discrimination.

Une discrimination est donc caractérisée par la réunion de trois éléments :

  • Un traitement moins favorable d’une personne placée dans une situation comparable à une autre,
  • Fondé sur au moins un motif prohibé par la loi,
  • Dans un domaine déterminé par la loi tel que l’emploi.

Face à la persistance des discriminations et inégalités, on attendait (avec impatience !) depuis août 2019 les décrets d’application de la loi sur ces volets. Que contient le nouveau dispositif juridique ? Qu’est-ce que cela va changer pour les hospitaliers ?

Un dispositif juridique 2.0

Les établissements disposent désormais d’un dispositif outillé pour lutter contre les inégalités et les discriminations en leurs seins posé par l’article 80 de la loi du 6 août 2019.

Le premier outil prévu par le décret du 13 mars 2020 prévoit la mise en place de procédures permettant à la fois aux agents de signaler les situations d’inégalité et/ou de discrimination dont ils seraient victimes ou témoins mais également leur accompagnement et la réponse à apporter à ces signalements.

Trois procédures sont donc visées:

  • Une procédure de recueil des signalements effectués par les agents s’estimant victimes ou témoins de tels actes ou agissements ;
  • Une procédure d’orientation de ces agents vers les services et professionnels compétents chargés de leur accompagnement et de leur soutien ;
  • Une procédure d’orientation vers les autorités compétentes pour prendre toute mesure de protection fonctionnelle appropriée et assurer le traitement des faits signalés, notamment par la réalisation d’une enquête administrative.

Au-delà de la prévention, c’est un dispositif agissant directement sur les faits constatés qui est mis en place pour permettre aux agents, victimes ou témoins, d’être acteurs de cette lutte.

Il appartient aux établissements de rédiger cette procédure de signalement, à l’instar de ce qui se fait dans le domaine de la qualité et de la gestion des risques pour le signalement des évènements indésirables, de se l’approprier en fonction de son mode de fonctionnement et des discussions en interne ou au niveau du territoire, cette procédure pouvant être mutualisée entre plusieurs établissements. Le décret leur impose cependant un cahier des charges dans la rédaction de cette procédure qui doit :

  • Prévoir les modalités selon lesquelles un agent peut adresser un signalement, fournir les faits et éventuellement les informations ou documents de nature à étayer son signalement et fournir les éléments permettant, le cas échéant, un échange avec le destinataire du signalement;
  • Indiquer les modalités selon lesquelles l’auteur du signalement est informé de la réception de celui-ci et des suites qui y sont données ;
  • Garantir la confidentialité du signalement en protégeant l’identité de l’auteur, des faits eux-mêmes ainsi que des personnes incriminées et jusqu’aux personnes en charge du traitement du signalement.

S’il appartient à l’Autorité Investie du Pouvoir de Nomination (AIPN) d’entériner cette procédure de signalement et ses modalités de traitement, cette procédure doit en amont être soumise à l’avis du futur Comité Social d’Etablissement (CSE) et avant sa mise en place du CTE et du CHSCT qui peuvent être réunis conjointement pour l’occasion. Garante de la protection des droits des agents, de leur qualité de vie au travail et de la protection de la santé des travailleurs, cette procédure a vocation à être travaillée avec les instances représentatives du personnel.

Le décret prévoit enfin que cette procédure fasse l’objet d’une information auprès de tous les agents de l’établissement.

Publié le 15 mai 2020, ce décret prévoyait une mise en œuvre au 1er mai 2020…

Et dans la lignée de ce premier décret, un deuxième[5] en date du 4 mai 2020 vient définir les modalités d’élaboration et de mise en œuvre des plans d’action relatifs à l’égalité professionnelle dans la fonction publique.

Construit sur la base des signalements recueillis grâce à la procédure instituée en amont, ce plan doit être adopté dans chaque établissement de la fonction publique hospitalière.

Elaboré et édicté par le chef d’établissement, ce plan d’action doit, lui aussi, être en amont soumis à l’avis des instances représentatives du personnel mais il est à noter cette fois-ci que ce sont le CSE (et non le CTE dans un premier temps) et la Commission Médicale d’Etablissement qui sont associés à ces travaux.

Le plan d’action relatif à l’égalité professionnelle :

Bien plus qu’une liste de mesures à la Prévert, ce plan ambitionne de définir la stratégie de l’établissement en matière d’égalité hommes/femmes, personnels médicaux et non médicaux confondus. Plus précisément, il doit décliner, pour une période maximale de 3 ans, la stratégie et les mesures destinées à réduire les écarts constatés, notamment dans les domaines mentionnés à l’article 6 septies de la loi n°83-634.

Concrètement, il doit à minima se construire autour de 4 chapitres visant à:

  • Evaluer, prévenir et, le cas échéant, traiter les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes ;
  • Garantir l’égal accès des femmes et des hommes aux corps, grades et emplois de la fonction publique ;
  • Favoriser l’articulation entre activité professionnelle et vie personnelle ;
  • Prévenir et traiter les discriminations, les actes de violence, de harcèlement moral ou sexuel ainsi que les agissements sexistes.

Pour chacun de ces volets, le plan d’action doit décliner les objectifs poursuivis, les indicateurs de suivi et leur calendrier de mise en œuvre. Le CSE sera informé annuellement de l’état d’avancement du plan, actions par actions. Encore une fois, cette mesure relative aux ressources humaines s’imprègne de la culture qualité pour la mise en place d’un plan opérationnel permettant d’agir et de corriger les écarts et les risques relevés.

Et afin que ce plan soit appréhendé par tous, il devra être accessible aux agents, et non aux seuls membres des instances, par voie numérique ou par tout autre moyen.

Ce dispositif ambitieux prévoit en outre des modalités de contrôle « coercitives » s’assurant que chaque établissement s’acquitte bien de cette rédaction. Il est en effet prévu la transmission avant le 1er mars de l’année suivant le terme du plan précédent, aux directeurs généraux des ARS.

A défaut d’un envoi sous 2 mois après une première demande de l’ARS et d’un second délai de mise en demeure de 5 mois, les établissements se verront infliger par les directeurs généraux des ARS une pénalité fixée à 1% de la rémunération brute annuelle globale de l’ensemble des personnels de l’employeur public concerné, pénalité qui pourra être réduite à à 0,5 % de la même assiette en cas de transmission avant la fin du délai de mise en demeure de tout élément probant attestant l’engagement effectif de l’élaboration ou du renouvellement du plan d’action.

Dernière pierre à l’édifice, des bilans régionaux, par les Directeurs Généraux des ARS et nationaux, par le ministre chargé de la santé seront réalisés afin d’être présentés aux Comités Supérieurs de la Fonction Publique et d’être publiés sur le site du Ministère.

Le décret prévoit l’adoption de ces plans au plus tard au 31 décembre 2020 pour une transmission au plus tard, le 1er jour du troisième mois suivant cette date.

En écho à ces mesures, le nouveau rapport social unique et la base de données sociales dans les administrations publiques institués par le décret n° 2020-1493 du 30 novembre 2020, en présentant les données recueillies par sexe et possiblement selon des critères relatifs à l’âge, au statut d’emploi, à la catégorie hiérarchique, à la zone géographique d’affectation et à la situation de handicap des agents concernés, se feront le relais de ces informations et de cette politique.

Si la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 aspirait à réinventer le management au sein des employeurs publics et de bâtir un nouveau contrat social entre l’administration publique et ses agents, la lutte contre les discriminations et les inégalités en est une parfaite illustration. La parution des décrets permettant la mise en œuvre de ces actions en pleine crise du Covid 19, et alors que les établissements sont appelés à travailler par ailleurs sur d’autres chantiers tels que les Lignes Directrices de Gestion ou l’évolution de l’entretien annuel démontre la réelle volonté de l’Etat de ne pas laisser ces mesures de côté.

Tout l’enjeu est ici de faire de cette politique de lutte contre les inégalités un véritable acte de management institutionnel et un sujet à part entière du dialogue social.

A l’heure où la crise du Covid 19 et le plan « Ségur de la Santé » amènent à penser le monde de la santé de demain, il est plus que temps de parler de lutte contre les discriminations et d’égalité hommes femmes dans la fonction publique.


[1] Rapport de l’Observatoire du Défenseur des droits pour 2019, juin 2020

[2] 10ème baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, Défenseur des droits/OIT, mars 2017

[3] « Les discriminations dans l’accès à l’emploi public », Rapport au Premier Ministre, Mission L’Horty, juin 2016

[4] Rapport de l’Observatoire du Défenseur des droits pour 2019, juin 2020

[5] Décret n° 2020-528 du 4 mai 2020 définissant les modalités d’élaboration et de mise en œuvre des plans d’action relatifs à l’égalité professionnelle dans la fonction publique publié au journal officiel du 4 mai 2020